“The Caiman”: Moretti Faces the Soul of Italy [“Le Caïman”: Moretti face à l’âme italienne]

Subscribe to Monthly Review!

Par quel étrange paradoxe Le Caïman, qui est moins personnel que Je suis un autarcique (1976), moins drôle que Sogni d’Oro (1981), moins virtuose que Palombella Rossa (1989), moins émouvant que Journal intime (1993) ou moins romanesque que La Chambre du fils (2001), se révèle-t-il le film le plus fort réalisé à ce jour par Nanni Moretti ?  La réponse à cette question tient, par-delà les nombreux fils que le film entremêle avec maestria, au défi fondamental qu’il relève et remporte : montrer pourquoi l’Italie, ce pays à tous égards béni des Dieux, produit régulièrement une toxine apparentée de près ou de loin au fascisme.  Davantage qu’au match personnel et tant attendu Moretti-Berlusconi, c’est bien à cette question collective que Le Caïman (sorti en salles lundi 22 mai) s’affronte, avec un génie qui le range parmi les rares oeuvres de cinéma parvenant à donner corps à cet ineffable qu’on nomme l’âme nationale.

L’argument et la manière, partagés entre drame et comédie, sont purement morettiens.  Voici un producteur de films de série Z, Bruno Bonomo (excellent Silvio Orlando), parvenu au dernier degré de la faillite professionnelle et intime.  D’une part il ne parvient plus à financer des oeuvres aussi immortelles que Suzy la misogyne ou Maciste contre Freud, d’autre part sa femme, aussi lasse de tenir le rôle principal dans ces navets que dans la vie de ce démiurge au petit pied, décide de le quitter avec ses deux enfants.  C’est dans ce trente-sixième dessous, dont il refuse aveuglément de prendre en compte la réalité, que Bruno voit arriver sur son bureau le scénario d’une jeune réalisatrice, intitulé Le Caïman.  Sans comprendre d’abord qu’il s’agit d’un film de dénonciation consacré au trouble itinéraire qui a porté Berlusconi au pouvoir, il s’engage à fond dans ce projet, dont la préparation devient le sujet même du film de Moretti.

Equitablement partagé entre les vicissitudes du producteur raté et la réussite louche du personnage principal de son nouveau film, Le Caïman met subtilement en scène une structure en miroir de part et d’autre de laquelle Bonomo et Berlusconi partagent le même vice : celui du mensonge comme art de vivre confinant à la bouffonnerie tragique.

LA RÉALITÉ FANTASMÉE DU FASCISME

A des échelles différentes, les deux personnages sont donc un seul et même homme, ce hâbleur italien qui n’aime rien tant que prendre et faire prendre ses désirs pour la réalité au point de ne plus les distinguer.  C’est sur la scène frauduleuse de cette réalité fantasmée que le fascisme fait précisément son lit, transformant une bénédiction (la fantaisie) en malédiction (le totalitarisme).

Mais les vertus du Caïman ne s’arrêtent pas là.  Car le film porte formellement en lui les stigmates de cette perte du réel, en multipliant jusqu’au vertige la mise en abyme, la fragmentation, la prolifération de plusieurs matériaux.  Extraits des films Z délirants produits par Bonomo, projections imaginaires du même Bonomo à la lecture du Caïman, projection réelle d’archives sur Berlusconi, répétitions et tournage du Caïman : autant de strates qui permettent à de multiples interprètes de Berlusconi, à commencer par Berlusconi en personne comme caricature de lui-même, de hanter le film de Moretti de bout en bout.  Cette manière à la fois hilarante et angoissante de suggérer qu’il y a en tout Italien quelque chose de Berlusconi trouve son apothéose dans son ultime avatar, à la fin du film, sous les traits de Moretti, au cours d’une grandiose séquence de dédoublement, où le cinéaste, devenu acteur de son film en même temps que du film dans son film, l’incarne en statue du Commandeur.

La longue proximité cinématographique de Moretti avec la chose politique trouve dans cette ultime et cauchemardesque fusion avec le personnage de Berlusconi, dans une scène d’anticipation annonciatrice de guerre civile, une forme en quelque sorte sans retour.  Une forme où se joue, au moins depuis Le Dictateur de Chaplin, le combat pour la vérité entre ces deux puissances du faux que sont le cinéma et de la politique.  Quand bien même Moretti s’arrange pour remettre son personnage principal, Bonomo, du bon côté de l’artifice, au cours d’un lent et douloureux raccommodement avec le réel, Le Caïman n’en demeure pas moins un film d’une cruauté et d’une noirceur inégalées dans le parcours du cinéaste.  Du grand art, qui permet à Moretti de signer, à sa manière, son Huit et demi.

Nanni Moretti

Film italien de Nanni Moretti avec Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca, Michele Placido, Nanni Moretti. (1 h 52.) En compétition.

By what strange paradox does The Caiman — which is less personal than I Am Self Sufficient (1976), less funny than Sogni d’Oro (1981), less virtuoso that Palombella Rossa (1989), less moving that Caro Diario (1993), or less romantic than The Son’s Room (2001) — appear, to date, the most powerful film directed by Nanni Moretti?  The answer to this question lies — beyond the many threads that the film masterfully intertwines — in the fundamental challenge it takes up and wins: to show why Italy, the country in all respects blessed by the Gods, regularly produces a poison more or less related to fascism.  More than the much-anticipated personal match Moretti-Berlusconi, it is indeed this collective question that The Caiman (released in theaters Monday, 22 May) confronts, with a genius which ranks it among the rare works of cinema that manage to give body to that indefinable thing we call the national soul.

The film’s outline and style, equally drama and comedy, are pure Moretti.  Meet Z movie producer Bruno Bonomo (the great Silvio Orlando), a parvenu with the last degree of professional and personal bankruptcy.  On the one hand, he can no longer manage to finance works as immortal as Suzy the Misogynist or Maciste against Freud; on the other hand, his wife, tired of starring in these turkeys as well as of the life of this small-time demiurge, decides to leave him with her two children.  It is in this hopeless state of affairs — whose reality he, in his self-deception, refuses to take in — that Bruno discovers on his desk the scenario by a young director, entitled The Caiman.  Without understanding initially that it’s a protest film devoted to the murky route which carried Berlusconi to power, he becomes totally involved in this project, whose preparation makes the very subject of Moretti’s film.

Equally divided between the vicissitudes of the disastrous producer and the dubious success of the principal character of his new film, The Caiman subtly stages a mirror structure on both sides of which Bonomo and Berlusconi share the same vice: that of a lie as art of living that imprisons one in a tragic farce.

FANTASY REALITY OF FASCISM

On different scales, the two characters are thus a single man, this boastful Italian who loves nothing as much as taking — and making others  take — his desires for reality, to the point of no longer being able to distinguish them.  It is precisely on the fraudulent scene of this fantasy reality that fascism makes its bed, transforming a blessing (imagination) into a curse (totalitarianism).

But the virtues of The Caiman do not stop there.  For the film formally carries in it the marks of this loss of reality, by vertiginously multiplying a hall of mirrors [mise en abyme], fragmentation, the proliferation of multiple materials.  Extracts of delirious Z movies produced by Bonomo, imaginary projections of the same Bonomo into the reading of The Caiman, real projection of Berlusconi’s records, rehearsals and shooting of The Caiman: as many layers as necessary to allow multiple interpreters of Berlusconi — Berlusconi in person as caricature of himself to start with — to haunt Moretti’s film from beginning to end.  This style, hilarious and alarming at the same time, that suggests there is something of Berlusconi in every Italian reaches its apogee in the ultimate metamorphosis at the end of the film, during an awe-inspiring sequence of splitting, when Moretti — the director turned actor in his film at the same time as in the film in his film — incarnates the authoritarian figure of Berlusconi.

Moretti’s long cinematographic proximity to politics finds in this ultimate nightmarish fusion with the character of Berlusconi, in a scene of anticipation heralding a civil war, a form of no return, as it were.  A form in which is waged, at least since The Dictator by Chaplin, the battle for truth between these two powers of forgery which are cinema and politics.  Even though Moretti arranges to put back his principal character, Bonomo, on the good side of artifice, in the course of a slow and painful reconciliation with reality, The Caiman remains no less a film of cruelty and blackness unparalleled in the career of the director.  Great art, which permits Moretti to sign, in his fashion, his .

Nanni Moretti

Italian film by Nanni Moretti with Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca, Michele Placido, Nanni Moretti.  (1 h. 52 min.)  In competition.

Il Caimano



“‘Le Caïman’: Moretti face à l’âme italienne,'” LE MONDE | 22.05.06
© Le Monde.fr
Translation by Yoshie Furuhashi (@yoshiefuruhashi | yoshie.furuhashi [at] gmail.com).