Dans son chef-d’oeuvre Les Lettres persanes, publié en 1721, le grand philosophe français Charles-Louis de Montesquieu s’interroge sur les comportements surprenants des Français : lorsque Rica, son voyageur iranien arrivé à Paris, décide de s’habiller à la française, il constate avec étonnement que ses amis français ne le traitent plus avec l’admiration qu’ils lui portaient auparavant. Ce dualisme dans le comportement de la société française du XVIIIe siècle conduit le voyageur à se demander comment il est possible d’être iranien et de vivre dans un autre monde, à savoir l’Occident.
L’histoire du dossier nucléaire iranien repose la même question. En effet, il y a trente ans, alors qu’un régime dictatorial régnait sur l’Iran, la décision de la République française de coopérer à la politique nucléaire d’un tel régime avait reçu l’approbation de tous les hommes politiques jusqu’au plus haut niveau. Au cours de ces années, les Français ne se sont posé aucune question concernant les objectifs du chah. Bien au contraire : la France proposa la participation iranienne à Framatome, puis à Eurodif, allant même jusqu’à inviter le chah à visiter les sites nucléaires français à Saclay et ne montrant aucune inquiétude concernant la coopération dans le domaine nucléaire, y compris militaire. Des années plus tard, lorsque le peuple iranien a mis fin au régime dictatorial et, s’inspirant des principes suprêmes de l’islam, a décidé de fonder une République ayant pour principe l’indépendance et la liberté (les valeurs mêmes de la Révolution française et de la Ve République), il s’attendait à ce que les dirigeants français accueillent positivement ce grand soulèvement, oeuvrant pour le développement de la démocratie en Orient. Or, la véritable tragédie est survenue lorsque l’Iranien de l’ère nouvelle, comme le personnage de Montesquieu, décida de bénéficier des moyens modernes du développement. Depuis, les coopérations pour le développement se sont arrêtées et les relations bilatérales se sont assombries au point que les armements français ont été généreusement mis à la disposition d’un autre tyran, nommé Saddam Hussein, afin qu’il prenne pour cible le peuple sans défense des villes iraniennes et détruise avec des armes françaises une partie du patrimoine historique grandiose d’un pays aussi ancien que la Perse. Un pays tel que la République islamique d’Iran, avec son potentiel régional et international, n’a pas besoin de se livrer à des marchandages pour défendre ses droits et poursuivre son développement économique et social. Œuvrer pour l’avenir des générations futures est notre devoir sacré et ne tolère aucune hésitation. Bien évidemment, dans cette voie, la République islamique d’Iran n’a pas opté pour une logique de confrontation. La coopération avec l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’acceptation de l’initiative des pays européens en 2003, la mise en oeuvre volontaire du protocole additionnel et la suspension de l’enrichissement pendant deux ans, etc. sont des illustrations de la bonne foi de l’Iran. La question est donc de savoir ce qui s’est passé pour qu’un certain nombre de nos amis français, sans prendre en compte la place historique de leur pays en Europe, aient opté pour un ton très éloigné de celui qu’on pouvait attendre d’une vieille diplomatie. Nos documents de négociations démontrent qu’à l’été 2003, au début des négociations avec les Européens, nos amis français ont précisé qu’ils prenaient en main ce dossier afin de renforcer le poids de l’Europe sur la scène internationale et de tirer le bateau britannique vers le continent. Or, lorsque j’ai entendu le ministère britannique des affaires étrangères annoncer qu’il soutenait avec enthousiasme la demande française pour des sanctions unilatérales, et qu’en face l’Espagne, l’Italie, l’Autriche et l’Allemagne ont annoncé leur préférence pour davantage d’efforts diplomatiques, je me suis demandé si ce n’était pas le bateau britannique qui depuis 2003 tire le continent désemparé vers lui ? Même s’il convient de patienter un peu avant de se prononcer sur l’attitude du nouveau gouvernement britannique. Le président de la République française estime, à juste titre, que le développement insuffisant des pays de la région entraîne l’instabilité et l’accroissement de l’insécurité. Ce développement passe par celui de l’énergie nucléaire. La République islamique d’Iran ne souhaite donc pas que sa politique en matière nucléaire fasse l’objet d’une vision discriminatoire de la part de la France. Aussi, l’Iran poursuivra ses activités nucléaires et l’enrichissement d’uranium à des fins civiles, dans le respect des accords de sauvegarde et sous la supervision de l’AIEA, et en coopération avec les autres pays du monde. Il le fera sans se préoccuper de l’éventualité d’une attitude discriminatoire. Les préoccupations de la République islamique d’Iran ne sont nullement hypothétiques. Dans l’histoire des relations bilatérales, il existe en effet de nombreux exemples d’une approche discriminatoire de la part de la France (notamment l’embargo sur la vente d’avions de transport civil, de matériels médicaux et des radars pour la lutte contre le trafic des stupéfiants ou l’immigration clandestine). “Comment peut-on être Persan ?”, se demandait l’ami français du voyageur des Lettres persanes. Montesquieu en tirait la conclusion que la pensée étroite de cet homme ne lui permettait pas d’admettre qu’il y ait, dans l’univers, d’autres personnes que des Français. |
In his masterpiece Persian Letters, published in 1721, the great French philosopher Charles-Louis de Montesquieu ponders the surprising behaviors of the French: his Iranian traveler Rica, arriving in Paris, decides to dress like the French and learns with astonishment that his French friends no longer treat him with admiration that they previously had for him. This dualism in the behavior of French society of the 18th century leads the traveler to wonder how it is possible to be Iranian and to live in another world, namely the West.
The history of the Iranian nuclear issue raises the same question. Indeed, thirty years ago, when a dictatorial regime reigned in Iran, the French Republic’s decision to cooperate with such a regime on nuclear policy received the approval of all the politicians up to the highest level. In those years, the French did not ask any question about the objectives of the Shah. Quite to the contrary: France proposed the Iranian participation in Framatome, then in Eurodif, even going so far as to invite the Shah to visit the French nuclear sites in Saclay, without exhibiting any unease about cooperation in the nuclear field, including military. Years later, when the Iranian people put an end to the dictatorial regime and, inspired by the highest principles of Islam, decided to found a republic on the principles of independence and freedom (the very values of the French Revolution and the Fifth Republic), we expected the French leaders to positively welcome this great uprising, working for the development of democracy in the East. However, a veritable tragedy occurred when the Iranians of the new era, like Montesquieu’s character, decided to benefit from modern means of development. Thereafter, cooperation for development was halted, and the bilateral relations darkened, so much so that French weapons were generously placed at the disposal of another tyrant, named Saddam Hussein, so that the tyrant could target the defenseless people of Iranian cities and destroy, with French arms, a part of the magnificent historical heritage of a country as old as Persia. A country such as the Islamic Republic of Iran, with its regional and international potential, has no need to give itself up to haggling in order to defend its rights and to continue its economic and social development. Work for the future of coming generations is our sacred duty, and it doesn’t admit any hesitation. Obviously, in this path, the Islamic Republic of Iran did not choose a logic of confrontation. Its cooperation with the International Atomic Energy Agency, its acceptance of the initiative of the European countries in 2003, its voluntary implementation of the additional protocol, its suspension of enrichment for two years, etc. illustrate the good faith of Iran. The question is thus what caused a certain number of our French friends to — without taking their country’s historic place in Europe into account — choose a tone very far from what we would expect from venerable diplomacy. Our documents of negotiations show that, in the summer of 2003, at the beginning of the negotiations with the Europeans, our French friends explained that they took charge of this issue in order to reinforce the weight of Europe on the international scene and to pull the British ship towards the continent. However, when I heard the British Ministry of Foreign Affairs announce that it enthusiastically supported the French demand for unilateral sanctions, though Spain, Italy, Austria, and Germany in opposition announced their preference for more diplomatic efforts, I wondered whether it wasn’t the British ship that, since 2003, had been drawing the lost continent towards it. Even if it is advisable to have a little patience before coming to a conclusion about the attitude of the new British government. The president of the French Republic rightly believes that insufficient development of countries leads to regional instability and heightened insecurity. This development goes through that of nuclear energy. The Islamic Republic of Iran thus does not wish its nuclear policy to become the target of a discriminatory vision on the part of France. Therefore, Iran will continue its nuclear activities and uranium enrichment for civilian purposes, respecting the safeguard agreements and under the supervision of the IAEA, and in cooperation with other countries of the world. It will do so without worrying about the possibility of a discriminatory behavior. The concerns of the Islamic Republic of Iran are by no means hypothetical. In the history of bilateral relations, there indeed exist many examples of a discriminatory approach on the part of France (in particular embargo on the sale of civil transport aircraft, medical equipment, and radars to combat drug trafficking or illegal immigration). “How can anybody be Persian?” wondered the French friend of the traveler of Persian Letters. Montesquieu drew the conclusion from it that the narrow thought of this man did not permit him to admit that there are, in the universe, other people besides the French. |
Manouchehr Mottaki is the Foreign Minister of the Islamic Republic of Iran. This essay was first published in Le Monde on 25 October 2007. English Translation by Yoshie Furuhashi (@yoshiefuruhashi | yoshie.furuhashi [at] gmail.com). Read it in Persian at Entekhab News.
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